Dans son Éloge des voyages insensés, Vassili Golovanov emmène le lecteur dans le Grand Nord. Une expédition riche de sens au cœur du monde intérieur de l’écrivain et des hostiles paysages polaires.
Éloge des voyages insensés est un livre rare. Premier ouvrage de Vassili Golovanov traduit en français, il relate les trois séjours que l’auteur, dans les années 90, fit dans l’île de Kolgouev, située en mer de Barents, dans le Grand Nord. Cette odyssée polaire détourne les codes du récit de voyage pour entraîner le lecteur dans un nouveau territoire verbal. Livre protéiforme, tenant à la fois du récit, de l’essai, du carnet de voyage, de l’anthologie poétique et de la monographie, Éloge des voyages insensés est un ouvrage aux multiples niveaux de lecture. Le premier est « intérieur » : un écrivain moscovite en pleine crise existentielle – il vient de divorcer, le don d’écriture l’a quitté – cherche un sens à l’existence, qu’il juge absurde : « Je veux comprendre de quoi est faite une vie humaine, ce qui reste en mémoire jusqu’à la vieillesse, ce qui, dans cette vie, est le plus important. » Le voyage sera une rédemption. Fasciné par le Grand Nord, « trop austère pour que l’homme puisse se permettre d’y étaler sa vaine suffisance », le narrateur cherche une terre où se débarrasser de tous ses oripeaux, un lieu où trouver l’homme nu cher à Simenon. L’espace fera de lui un être humain, affirme‑t‑il. Où aller ? Intrigué par un vieil atlas allemand de 1927, il va « choisir » l’île de Kolgouev. « J’ai scruté l’île de mon rêve. Sa forme parfaite m’a immédiatement séduit : presque ronde, légèrement relevée sur les côtés comme une pièce de monnaie ancienne et usée. Verte : relief de plaine. Et aussi, quelques rivières, quelques lacs, des collines. D’étranges étendues de sable… Tout ce qu’il fallait pour ressembler à un modèle réduit du monde. » Le voyage géographique, « extérieur », est le deuxième niveau de lecture. Parti en 1992, 1994 et 1997, Golovanov quitte les repères de la vie urbaine pour explorer un ailleurs qui n’est autre que son propre pays. À travers ses rencontres, il dresse une galerie de portraits et retrace des destins souvent tragiques : minés par l’alcoolisme, les Nenets, population majoritaire de l’île, ont toujours été méprisés par le pouvoir central. L’île, dont les entrailles ont été dévastées par des explorations souterraines de recherche pétrolifère, est « pillée » par la civilisation… Golovanov est un géographe de l’humain qui livre une monographie rigoureuse et néanmoins onirique de ce territoire du bout de la nuit. À travers son voyage, avec une érudition époustouflante, il explore de manière musicale une série de thèmes, qui constituent le troisième niveau de lecture de l’ouvrage. Rapports entre le temps et l’espace, entre la création et l’action, thème de l’île (dont il livre une généalogie poétique) et, étroitement associé, de la fuite : « Sauver son identité par la fuite est devenu un des thèmes majeurs de la culture du XXe siècle. […] La fuite-évasion représente une victoire de l’individu, victoire ultime peut‑être, mais victoire quand même ! »