Une expédition aux confins de l’arctique russe explore les racines du goût de l’homme pour les lointains.
« Elle n’existe pas, ton île ! » Et il est vrai qu’à écouter Vassili, le narrateur, parler sans cesse du voyage qu’« un jour » il fera, on se prend à douter non seulement de sa résolution mais de son existence même. Pourtant, sur les atlas, on peut retrouver les contours d’une île arctique portant le nom de Kolgouev. Mais pour le journaliste très sérieux qu’est Vassili, si sérieux qu’à la lecture de ses articles on lui donne quarante ans alors qu’il en a vingt-sept, Kolgouev s’insère dans la « généalogie poétique des îles ». Depuis Ithaque et l’île de Calypso jusqu’à celles de Rabelais, de Swift, et l’île au trésor de Stevenson, une filiation rêvée relie ces terres imaginaires ou réelles détachées du continent du quotidien. Et ce n’est pas un hasard si le premier livre de sa vie a été, évidemment, Robinson Crusoé. Mais « la perte du mystère est irréparable ». Au début du siècle, les cartes ne portaient qu’une zone blanche entourée de pointillés à l’emplacement de l’île. Aujourd’hui, elle est dûment cartographiée, ses habitants recensés, elle est réelle. Mais les blancs sur les cartes anciennes indiquent un cap, le Grand Nord. Toute l’entreprise de Golovanov va donc être de rendre à l’imaginaire la trop réelle Kolgouev.
En cela, il va être aidé par la réalité elle‑même. Le projet d’expédition prend forme, significativement, en août 1992, un an après le putsch avorté qui signe la fin de la perestroïka et de l’URSS. Déjà le délitement des structures fait que l’île n’est plus desservie par des liaisons maritimes normales. Elle s’éloigne du continent, devient un but de reportage, puis d’expédition. Mais c’est par son travail littéraire que Golovanov va faire de cette terre le but d’un voyage mental, et, en fin de compte, une fiction. « Né et grandi dans l’espace du livre, le voyage y retourne. » Plus le voyageur accumulera d’éléments de réalité, mieux son récit prendra place parmi ceux qui, véritables ou fictifs, ont formé la grande chaîne de poétique des îles de papier.
C’est ainsi qu’il faut lire le roman vrai, le vrai roman de Kolgouev. D’abord pour pénétrer l’étrange impulsion qui pousse à partir. Golovanov brode un petit récit sur « l’homme qui sort de sa maison pour vider sa poubelle et qui ne revient plus jamais ». Où est‑il allé ? A‑t-il tenté de revenir ? Mais cette excursion dans une figure de fiction bien connue ne rend pas compte de l’appel qu’entend l’auteur. Pas plus que celle du « voyage initiatique » soin de changement ni quête de soi. C’est aussi simple et aussi mystérieux que ça : c’est parce qu’il a été un petit enfant qui n’a pas assez joué à Robinson qu’il entreprend ce « voyage insensé ».
Il faut lire aussi ce livre pour l’« amer savoir » qu’on en retire. Pour la chronique de la lente dégradation de la civilisation des peuples du Nord, victimes à la fois de l’histoire, sédentarisés de force, réprimés puis oubliés, et de la perte de leur espace de vie, de chasse, d’élevage. C’est le cas des Nenets, les seigneurs des rennes, dont la culture disparaît.
Par l’extrême précision du constat, jointe à la profondeur de son analyse de ce qu’est aujourd’hui un voyage, de ce que sont en réalité les extrêmes bords du monde, le reportage, rigoureux de Golovanov atteint le chant primordial des noces de l’homme et de l’espace. Comment fonctionne le passage du réel à la littérature, c’est ce que nous enseigne le passionnant roman, car c’en est un, d’un auteur attachant et inspiré.